Yves Viollier "Raymonde"

"Oh Dieu, pourquoi donc en mourant ne nous as-tu pas mués en dieux ! Ma trajectoire quand je m'éfforce de toute mon âme de la maintenir en droit ligne, si je me retourne elle ressemble à ces sillages laissés par les avions, dont le trait un instant précis, peu à peu se dissout, devient flou. Et tout est à refaire, tout s'efface, tout se ternit. Seigneur, donne moi un bout de ton crayon à la pointe si bien taillée, et guide ma main, que je fasse le portrait de ta création, que ce que j'écris te ressemble" Yves Viollier "Raymonde"



"Il va sans dire que la vie n'étant pas une bibliothèque rose elle ne respecte guère ces intentions édifiantes" François Nourissier in "Musée de l'homme"

lundi 11 janvier 2010

FABULEUX TEXTE D'AMINA DANTON

Trouvé sur le web hier, je le copie/colle ici avant une éventuelle disparition de ce texte, histoire de l'archiver.

Voici le lien originel...

http://membres.multimania.fr/linfini/indexframe-CORPSevaux.html


EVAUX - par Amina Danton


I

Évaux les Bains. Deux étés consécutifs. Les années de mes quinze et seize ans. J’étais longue comme une tige et encore dans les jupons de ma mère. Elle faisait du riz au lait sur une cuisinière qui marchait au charbon. Elle prenait un tisonnier accroché au mur, elle soulevait la plaque de fonte. C’était rouge. Elle remuait dedans.

Le lait, j’allais le chercher dans une cour de ferme, non loin d’une voie ferrée qui filait toute seule dans la campagne, en la coupant en deux. La fermière, en me voyant arriver, faisait toujours les mêmes gestes : elle enlevait ses gants de caoutchouc, prenait un entonnoir et un seau en passant près de la grange et venait vers moi en traînant les pieds. Elle soulevait le seau et le lait tombait en une seule fois dans l’entonnoir et la bouteille que je tenais bien calée sur la table.

Dehors, j’en buvais une ou deux gorgées au goulot, qui me laissaient un goût de frais sur les lèvres (et un goût de crème, écoeurant, au fond de la gorge). J’en faisais couler par terre, une ou deux secondes, pour voir le blanc jaillir et luire au soleil avant qu’il ne disparaisse dans le sable.

Le jardin formait un rectangle, bordé au fond par un muret qui laissait voir la campagne. Il y avait des étagères avec des rangées de confiture dans un cabanon, une table sur le perron en pierre. Des casseroles en émail bleu où nous mettions les cassis. Des monticules d’herbe que ma mère et moi nous avions coupés à la faucille, pour dégager une allée vers le fond du jardin. Ses murs nous protégeaient les jours de beau temps. Chaise longue, soupirs, rage subite de se remettre les mains dans la terre. Faire le feu pour les grillades à midi. J’adorais.

Ma mère et ma grand-mère boivent leur café sur le perron. Je n’en prends pas encore, ni de vin, ni de tabac. Et, contrairement à ce qu’elles font, je veux voter.

La voisine venait nous rendre visite. Elle parlait quelquefois littérature avec ma grand-mère et aussi, avec des petits yeux bleus enfoncés et cruels, des « braves » gens, des « pauvres » gens, et des gens « intelligents » ( dont son propre frère, et ma mère, qu’elle portait tous les deux aux nues). Ses mains sentaient l’eau de vaisselle et semblaient toujours prêtes à donner des gifles. Elle est morte depuis d’un cancer du sang. Je la déteste encore. Ma grand-mère ne l’aimait pas beaucoup non plus.



II.

La maison donnait sur la rue. Directement sur la rue.

Elle avait plusieurs étages.

En entrant, un couloir gris mène au fond à la porte du jardin et au perron. Sur la gauche, le salon jaune où ma grand-mère regarde un feuilleton sur une vieille télé que ma mère est obligée de réparer toutes les vingt minutes.

On vivait surtout en bas, et dans les chambres, au premier. Je ne me souviens pas d’être montée plus haut. De ma chambre, je regarde fixement le jardin. J’entends un chien aboyer. Un vieux prunier, couvert de lichens, rabougri comme le voisin sur sa canne, le sureau sur la droite, qui nous étouffe les soirs de pleine lune avec ses ombres de vert luisant et qui nnous fait croire dans les contes qui circulent dans le pays. Des plants de tomates couvés par ma mère, et plus loin, tout au fond, un coin de terre bêchée, pour un futur potager, ou des fleurs, « au cas où l’on reviendrait », disait ma mère.

Cette maison, on aurait pu la transformer en hôtel, ajoutait-elle.

Elle aux cuisines, bien sûr ; moi au jardin, et ma grand-mère épluche les légumes.

Évaux et son vieux salon jaune. Évaux et sa rue grise de village, immobile. La forêt n’était pas loin. Forêt trempée. L’humidité ne nous quitte pas pendant quinze jours. En marchant, on a l’odeur de l’humidité sous les semelles, puis on devient écorce, terre, feuilles, et humus. Ma grand-mère, qui nous suit partout avec sa tignasse poivre et sel, coupée court, a une capuche bleue marine vissée autour de son visage rond, ses joues sont comme des pommes brunies par la pluie, et elle marche toujours en relevant légèrement les avant-bras, les doigts écartés.

Elle n’aime pas ce temps. C’est ce qu’elle dit quand ma mère lui demande brusquement si ça va.

Oeil de lynx, ma mère cherche des champignons, perdue dans ses pensées, heureuse, son éternelle poche en plastique à la main et son couteau à la lame ébréchée. On allait toujours dans cette forêt presque noire et une fois, une fois, les thermes nous sont apparus entre quelques arbres, sous la pluie, chargés d’autres mondes.

Le gardien de chèvre, que nous croisions quelquefois au détour d’un chemin, pour moi, c’était un bouc. La maigreur, la barbiche, les yeux étincelants, et surtout l’odeur. Ma mère se souvient surtout de ses fromages, secs, ratatinés, et grouillants d’asticots, qu’on allait acheter dans la cabane où il réussissait parfois à nous entraîner.

Quand la pluie finissait par nous décourager, nous restions au salon.

Le feu de broussailles allait s’éteindre dans le jardin. Je surveillais.

Ma mère s’acharnait à réparer le vieux poste de télé où ma grand-mère voulait absolument regarder la suite de David Copperfield. Exclamations.

J’ouvre des livres, en désordre. Une biographie d’Albert Camus, un gros livre, sur lequel j’ai dessiné au crayon à papier des fleurs dans les marges, pour souligner les passages qui me faisaient rêver (l’odeur de menthe à Tipasa, la vie d’adulte). Petites fleurs bleues.



J’ai rencontré un âne au cours d’une très longue promenade. Dans une clairière, je suis penchée vers lui et j’abonde de toute ma tendresse. Je fais un rêve depuis : on va côte à côte à l’abreuvoir. Des cailloux roulent dans la rigole. Le village est désert et le bruit des sabots résonne dans le silence.

Ma mère se rafraîchit dans une fontaine, et nous appelle. Je n’ai pas l’humeur d’écouter l’histoire du temps où, petite, elle gardait les vaches. Je vois un veau qui se hisse au dessus d’une barrière et qui lui bave dans les mains. Les yeux lui sortent de la tête. Je souris, peut-être. Ma grand-mère recule.

Je reste à la traîne, raide dans les habits qui nous ont été donnés par une collègue de bureau, à Paris. Je vois ma mère et ma grand-mère marcher devant, avec leurs allures de costaudes. Bientôt, je ne les vois plus, j’oublie.



III.

Et puis la maison a été vendue.

Ma mère a loué un studio, au bord de la mer, dans le Sud, pour changer. Nous marchons sur un sable plat. Il n’y a aucun rocher, aucune vague. C’est l’hiver. On trouve parfois des huîtres accrochées sur des pierres. Et la mer clapote mollement autour des chaussures.

Un dimanche, nous traversons un chantier, dressé sur la plage, comme suspendu. J’ai vu des photos depuis : des maisons pointues et noires serrées les unes contre les autres, et qui se hérissent derrière une foule bariolée de gens et de parasols.

Il n’y avait personne à l’époque.

Ma mère faisait dégorger les huîtres dans un seau rempli d’eau de mer et, quand nous allions au marché, elle m’expliquait où et comment acheter le poisson.



Un soir, au retour d’une longue promenade en Camargue qui m’avait épuisée, je sens que je n’ai pas la force de dîner. Je dis que je vais me coucher. Je mets un pyjama rose, à l’étoffe très fine, et je me glisse lourdement sous les draps du canapé lit. Je me tourne vers le mur, pour ne plus voir la lumière jaune de l’ampoule qui dégouline sur la toile cirée.

J’ai entendu des bruits de fourchettes, un bouchon de vin sauter. Ma mère a bougonné : « les huîtres seront pour demain puisqu’elle ne veut pas manger » et elle a demandé, plus tard, à ma grand-mère, de couper le beurre et le fromage bien droit. Qu’elles en finissent, qu’elles éteignent et qu’on n’en parle plus.



Il n’y eut pas moyen d’arrêter ma fuite, ni celle de ma mère, depuis ce jour-là. On s’écarte. À la maison, nous mettons encore la table ensemble et nous plions les draps, elle tire toujours le plus fort, mais ses phrases commencent à cingler. Elles ont pris de la vitesse, tournent sur elle-même et me clouent sur place.

Le meilleur cadeau que je puisse te faire c’est de te dire de foutre le camp. Pour mes dix-sept ans. La porte claque.

Je lis trop tard, le soir. L’électricité coûte cher.

Je n’ai pas revissé la bouteille de shampoing.

Je n’ai pas changé la caisse du chat.

Je prends la maison pour un hôtel.

Elle a peur de ce temps que je passe dans les livres. Elle me fait peur avec cet « avenir » où elle me chasse à coups de pieds dans le derrière, avec ce leitmotiv : La vie est une tartine de merde et on en mange un morceau plus ou moins grand chaque jour.

Je ravale mes pleurs, tandis que j’ouvre lentement la fenêtre pour nettoyer la cage des oiseaux, sur le balcon. Les trains passent en dessous. Montmartre commence à rougeoyer Le vieux serin s’approche et me lance deux ou trois notes.

Comment j’ai fait, moi, tu n’as qu’à te démerder, toi aussi !

Avec les facilités que tu avais !



IV.

Debout sur un palier, et j’hésite à sonner. La lumière est écoeurante, et je fixe à mes pieds le tapis rouge, usé à la trame, qui monte à l’étage suivant. L’ascenseur, plein de portes battantes, s’arrête dans un bruit de ferraille épouvantable. Une vieille dame en sort (difficilement) et me regarde avec une vindicte soudaine, ses clefs à la main.

Je sonne. Presque aussitôt une jeune fille m’ouvre et m’accueille avec des manières très douces. Je fais un tour rapide. Un énorme frigo trône dans l’entrée, je vois la poussière, la couche de crasse sur les murs de la cuisine, le gris des rideaux, les prises de courant qui ne marchent pas, et elle me demande le doigt levé sur sa tasse de café si je suis d’accord pour partager son appartement.

Je m’installe deux jours plus tard. Je mets une affiche au mur, Anthropométrie sans titre, d’Yves Klein. Je me terre dans mon lit. J’erre dans les rues. Je lis. La solitude, sur le quai du métro où je fais les cent pas, est telle qu’il a bien fallu inventer quelqu’un, alors je me suis dédoublée. Je m’amenuise, je disparais, dans ce rectangle au fond d’une cour, mangé par la poussière.

« Tu gâches ta vie ». « Il faut te faire soigner » me répète ma mère.



V.

Un matin où ma colocataire, sous son casque de cheveux noirs et sous le couvre lit rouge, avait l’air d’une morte, la bouche vaguement tordue par le sommeil, j’ai quitté l’appartement pour ne plus jamais revenir. Sur la table de chevet, la lampe au crâne d’amazone complètement chauve me tendait son profil et son regard vide.



VI.

J’ai revu ma mère, quelquefois, le dimanche. Elle reparlait, quelquefois, de la bûche de Noël d’Évaux. Je la voyais apporter, dans un plat qu’elle tenait avec un torchon, une volaille rôtie, dodue, grésillante, qu’elle posait sur la table en retirant brusquement ses doigts. Elle s’était brûlée. Ma grand-mère, qui lisait les programmes de cinéma pour l’après-midi, lui disait de faire attention.

« Penses-tu, je ne crains pas le chaud» répondait-elle.

À la fin, elle m’a dit : « ta vie c’est du théâtre ». J’étais partie là où le jour s’éteint sur un dôme éloigné, dans le livre d’un poète.

Le vieux serin était mort.

La nuit d’Évaux, et son jardin, éparpillés dans les halls de gare.

Les années, les années se sont étirées me laissant en creux quelques boîtes aux lettres vides et un « danger de mort » peint en rouge sur les voies ferrées de la rue de Rome.

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