Yves Viollier "Raymonde"

"Oh Dieu, pourquoi donc en mourant ne nous as-tu pas mués en dieux ! Ma trajectoire quand je m'éfforce de toute mon âme de la maintenir en droit ligne, si je me retourne elle ressemble à ces sillages laissés par les avions, dont le trait un instant précis, peu à peu se dissout, devient flou. Et tout est à refaire, tout s'efface, tout se ternit. Seigneur, donne moi un bout de ton crayon à la pointe si bien taillée, et guide ma main, que je fasse le portrait de ta création, que ce que j'écris te ressemble" Yves Viollier "Raymonde"



"Il va sans dire que la vie n'étant pas une bibliothèque rose elle ne respecte guère ces intentions édifiantes" François Nourissier in "Musée de l'homme"

mardi 1 juillet 2008

AMELIE NOTHOMB FOR EVER


Et voui pas de rentrée littéraire sans Amélie... Le mag Lire a la gentillesse de mettre en ligne un extrait de son prochain livre. LE FAIT DU PRINCE que je mets sur mon blog.... En attendant le 20 août....



«Il y a un instant, entre la quinzième et la seizième gorgée de champagne, où tout homme est un aristocrate.» Amélie Nothomb Le Fait du prince est le dix-septième roman d'Amélie Nothomb. Dernier en date: Ni d'Ève ni d'Adam, prix de Flore en 2007.


Si un invité meurt inopinément chez vous, ne prévenez surtout pas la police. Appelez un taxi et dites-lui de vous conduire à l'hôpital avec cet ami qui a un malaise. Le décès sera constaté en arrivant aux urgences et vous pourrez assurer, témoin à l'appui, que l'individu a trépassé en chemin. Moyennant quoi, on vous fichera la paix.

- Pour ma part, je n'aurais pas songé à appeler la police, mais un médecin.

- Cela revient au même. Ces gens-là sont de mèche. Si quelqu'un à qui vous ne tenez pas a une crise cardiaque à votre domicile, vous êtes le premier suspect.

- Suspect de quoi, si c'est une crise cardiaque?

- Aussi longtemps qu'on n'a pas prouvé que c'était une crise cardiaque, votre appartement est considéré comme une scène de crime. Vous ne pouvez plus toucher à rien. Les autorités envahissent votre domicile, c'est à peine si elles n'inscrivent pas l'emplacement des corps avec de la craie. Vous n'êtes plus chez vous. On vous pose mille questions, mille fois les mêmes.

- Où est le problème si l'on est innocent?

- Vous n'êtes pas innocent. Quelqu'un est mort chez vous.

- Il faut bien mourir quelque part.- Chez vous, pas au cinéma, pas à la banque, pas dans son lit. Ce quidam a attendu d'être chez vous pour passer l'arme à gauche. Le hasard n'existe pas. S'il est mort à votre domicile, vous y êtes forcément pour quelque chose.

- Mais non. Cette personne peut avoir éprouvé une émotion violente à laquelle vous êtes étranger.

- Elle a eu le mauvais goût de l'éprouver dans votre appartement. Allez expliquer cela à la police. À supposer que les autorités finissent par vous croire, pendant ce temps le cadavre est chez vous, on n'y touche pas. S'il est mort sur votre canapé, vous ne pouvez plus vous y asseoir. S'il a trépassé à votre table, habituez-vous à partager les repas avec lui. Il va vous falloir cohabiter avec un macchabée. C'est pourquoi, je vous le répète: appelez un taxi. N'avez-vous pas remarqué, dans les journaux, la formule consacrée: l'individu est mort pendant qu'on le conduisait à l'hôpital. Avouez que c'est drôle, cette propension qu'ont les gens à mourir au cours d'un trajet, dans des véhicules anonymes. Oui, car vous aurez compris que ce ne doit pas être votre voiture.- Ne poussez-vous pas la paranoïa un peu loin?

- Depuis Kafka, c'est prouvé: si vous n'êtes pas paranoïaque, vous êtes le coupable.- À ce compte-là, mieux vaut ne jamais recevoir.

- Je suis content de vous l'entendre dire. Oui, mieux vaut ne jamais recevoir.- Monsieur, que sommes-nous en train de faire?

- Nous sommes reçus, nous ne recevons pas. Nous sommes des petits malins. Faut-il que nos hôtes nous apprécient pour prendre ainsi le risque que nous venions mourir chez eux?

- Vous me paraissez en bonne santé.

- On croit cela. Vous savez ce que c'est. Il est plus tard que nous ne le pensons. Il nous reste peut-être si peu à vivre. Ce temps, nous ne devrions pas le consacrer à des mondanités.

- En ce cas, pourquoi êtes-vous ici?- Pour une raison que j'imagine identique à la vôtre: parce qu'il est difficile de refuser. Cette question est moins mystérieuse que celle-ci: pourquoi nos hôtes nous ont-ils invités?

- Parlez pour vous.

- Je ne parle pas plus de votre qualité que de celle des autres personnes qui nous entourent. C'est d'autant plus bizarre que tous ces gens ici présents, intelligents et qui éprouvent visiblement une certaine sympathie, voire de l'amitié les uns pour les autres, n'ont absolument rien à se dire. Écoutez-les. C'est inévitable: passé l'âge de vingt-cinq ans, toute rencontre humaine est une répétition. Untel vous parle et vous pensez: «Tiens, c'est le cas 226 bis.» Quel ennui. Comme je connais déjà tout ça. Je suis là ce soir uniquement parce que je n'ai pas envie de me brouiller avec nos hôtes. Ce sont mes amis, bien que leur conversation ne m'intéresse pas.- Et vous ne leur rendez jamais la politesse?

- Jamais. Je ne comprends pas pourquoi ils continuent à m'inviter.

- Peut-être parce que vous êtes votre meilleur contre-exemple: ce que vous venez de me raconter au sujet du décès, je ne l'avais jamais entendu.

Étonné d'avoir passé une si bonne soirée, je rentrai chez moi. On n'est jamais déçu quand on parle de la mort. Je dormis d'un sommeil de survivant.
Vers neuf heures du matin, comme je prenais une deuxième tasse de café, on sonna. À l'interphone, j'entendis la voix d'un inconnu:

- Ma voiture est en panne. Pourrais-je utiliser votre téléphone?

Décontenancé, j'ouvris ma porte et vis entrer un homme d'âge moyen.

- Pardonnez cette intrusion. Je n'ai pas de portable et la cabine téléphonique la plus proche est en panne. Il va de soi que je vous paierai cette communication.

- Ce n'est pas nécessaire, dis-je en lui tendant l'appareil.
Il saisit le combiné et composa un numéro. Tandis qu'il attendait, il s'effondra.

Stupéfait, je me jetai près de lui. J'entendis une voix lointaine dire «allô?» dans le téléphone que j'eus le réflexe de raccrocher. Je secouai l'homme.- Monsieur! Monsieur!
Je le retournai sur le dos. Il avait la bouche entrouverte et l'air ahuri. Je lui tapotai les joues. Aucune réaction. J'allai chercher un verre d'eau, j'essayai de le faire boire, en vain. Je répandis le reste du liquide sur son visage. Il ne réagit pas davantage.
Je tâtai le pouls de l'individu et j'eus la confirmation de ce que je savais. À quoi sait-on que quelqu'un est mort? Je ne suis pas médecin, mais chaque fois que je me suis trouvé en présence d'un mort, j'ai éprouvé une gêne très profonde, le sentiment d'une impudeur insupportable. Toujours cette envie de dire: «Voyons, monsieur, quelle tenue! Reprenez-vous! Si tout le monde se laissait aller comme vous!» Quand on connaît le défunt, c'est encore pire: «Ça ne te ressemble pas de te conduire ainsi.» Je n'évoque même pas le cas, troublant jusqu'à l'obscène, où l'on aimait le cher disparu.
En l'occurrence, mon mort n'était ni cher ni encore moins disparu. Il avait choisi ce moment singulier de sa vie pour apparaître dans la mienne.


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